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LE POINT

Nouvelle vague. Titane, carbone, déchets manufacturés... Quand la joaillerie contemporaine s’approprie les ressources de l’innovation industrielle.

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Le bijou moderne, et plus particulière- ment le bijou fabriqué en France, porte en lui quelque chose de double. Il

veille avec vigueur à préserver les savoir-faire multiséculaires qui ont fait sa renommée tout en s’appropriant sans réserve les ressources de l’innovation dé- veloppées dans des disciplines très va- riées. Une double nature qui ne date pas d’hier. Corentin Quideau, qui a déve- loppé dans les années 1980 la nouvelle joaillerie de Cartier avec la directrice de création Micheline Kanoui se souvient : « Le concept de collection thématique s’arti- culant autour de pièces répétitives, concept que nous avons développé à partir de 1982, n’existait pas en joaillerie auparavant. Cela a été rendu possible grâce aux perfectionne- ments des techniques de la fonte, obtenues dans le domaine de l’aviation après la guerre, notamment dans la fabrication par fusion des micropièces. Ces perfectionnements ont révolutionné la fabrication de bijoux autre- fois réalisés à partir du métal forgé. »

Cette transversalité est plus que ja- mais à l’œuvre, grâce, notamment, à la vigueur d’un tissu artisanal et industriel français en plein essor sur l’ensemble du territoire, et non plus sur le traditionnel axe Paris-Lyon, dans le domaine de la joaillerie et de la bijouterie. Ainsi la jeune maison Aqun spécialisée dans la joaillerie masculine, fondée par Julian Saija, a imaginé une collection de bra- celets pensée par Germán Mani Frers, architecte et designer nautique, à partir d’une fibre de carbone développée par l’industrie du Fine Yachting. La fibre de carbone est également un des matériaux de prédilection de la maison Qannati Objet d’Art, fondée par le Bahreïni Mah- mood Qannati. Elle est conjuguée, sous la direction artistique de Frédéric Mané et du sculpteur-joaillier Jothi-Sèroj Ebroussard, à de la poudre de météorite, à des os fossilisés de dinosaures ou à des débris de matériaux historiques ou aé- ronautiques.

Les grandes maisons ne sont pas en reste. Celles qui cumulent le double sta- tut de joaillier et d’horloger semblent avoir pris une longueur d’avance. On pense à Chopard en particulier qui a été le premier à incorporer le titane dans la conception de ses pièces de haute joaillerie. Ce dernier est également utilisé par la maison Akillis, fondée il y a quinze ans par Caroline Gaspard, sur des bijoux plus accessibles. « Le titane est un maté- riau extrêmement dur. Ce qui le rend très difficile à sertir, explique la créatrice. Sa légèreté inouïe, son apparence et ses qualités (il est totalement inoxydable) m’ont pour- tant convaincu que son emploi convenait à une joaillerie moderne et totalement uni- sexe. Ça n’a pas été un long fleuve tranquille. J’ai d’abord cherché dans l’industrie médi- cale avant de trouver une nouvelle technique, baptisée DLC, qui consiste en un revêtement ayant la même structure atomique que le diamant. Il me permet de concevoir non seu- lement des pendentifs mais aussi des bagues et des bracelets. Nous l’avons lancé en 2020. Ma grande fierté est de n’avoir jamais eu un seul retour. »

R & D. Enfin, la maison Boucheron, qui multiplie depuis plusieurs années les recherches tous azimuts, notamment avec la Nasa ou Saint-Gobain, est parve- nue à concilier démarche radicale et res- ponsabilité sociétale en présentant en fin d’année une déclinaison de sa ligne iconique Jack, réalisée à partir de Cofa- lit® : un matériau recyclant les déchets amiantés habituellement enterrés ou utilisés, après vitrification, pour la fa- brication de remblais de route. Un travail complexe ayant nécessité, pour obtenir le résultat final – proche du rendu de la céramique – l’intervention de cinq partenaires industriels différents. «C’est de la R & D pure, une philosophie avant d’être une innovation, insiste la PDG Hélène Poulit-Duquesne. Nous espérons créer une certaine émulation, inviter à réfléchir à ce sujet : comment exploiter des déchets et les rendre précieux ? Pourquoi ne pas inventer des applications dans le de- sign ? Ce serait formidable si, dans dix ou quinze ans, des filières décidaient de se ré- approprier cette matière et de l’exploiter pour lui donner une vraie seconde vie. » Inventé avant la roue, le bijou serait-il le catalyseur méconnu du progrès?